L'Hôtel aux barreaux gris by Dawkins Curtis

Auteur:Dawkins, Curtis [Dawkins, Curtis]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782213706788
Google: asx-DwAAQBAJ
Éditeur: Fayard
Publié: 2019-01-08T23:00:00+00:00

Le début de la fin, pour ces volatiles, était selon moi tatoué sur le biceps gauche de Crash, sous la forme d’un cœur rouge, avec le nom de Sheila au milieu. Sans qu’on sache expliquer pourquoi, selon une loi aussi universellement reconnue que la pesanteur, dès qu’on attache une sorte de permanence à quoi que ce soit, sa fin est assurée. Ce qui était vrai pour Sheila (ainsi que tous ceux et celles dont le nom est tatoué sur un corps) le fut aussi quand Crash a fait peindre à l’aérographe une scène mystique sur le flanc de sa camionnette. Sur la portière était représenté un vol de cygnes intergalactiques dans l’espace-temps. Si certains s’accouplaient, la plupart s’élançaient dans l’univers noir vers d’inaccessibles planètes en forme de cœur, en lâchant des gerbes de flammes depuis leurs plumes rectrices. Pour paraphraser l’expression, le sort en était jeté.

Évidemment, Ricky et moi avions pensé à liquider les volatiles : c’était un de nos sujets récurrents de conversation tandis que nous parcourions les routes de campagne autour de Louisville. Les cygnes sont des cibles faciles – ils n’essaient pas de fuir ; au contraire, ils attaquent sans tarder tout intrus. De loin, ce sont peut-être de ravissantes et gracieuses créatures mais, dans leur fief, ils se révèlent impétueux, sauvages, violents. Ils protègent leur territoire avec plus de férocité que la plupart des chiens dressés dans ce but. Lors de nos divagations enfumées dans la Trans Am, nous avions conclu que ce comportement territorial est probablement la raison pour laquelle ils s’accouplent pour une vie entière : leur partenaire fait partie de leur domaine privilégié.

Cela étant, à condition d’être décidé, décimer ceux de Crash n’aurait pris que quelques minutes à l’aide d’une bonne batte de base-ball.

Nous les haïssions, mais nous ne voulions pas faire de mal à notre ami. Il adorait ses bestioles et détaillait à tous ses visiteurs le symbolisme complexe du tableau représenté sur son véhicule, avec ses marques de pure blancheur dans le noir espace sidéral. La fresque incluait un pont, reliant la lune à l’infini ou, plus modestement, au bord de la portière passager. Un pont censé combler le vide entre le concept d’amour éternel et sa version concrète, incarnée par les cygnes. Du moins, si l’on voulait bien croire ce qu’en disait Crash après deux joints de son herbe afghane.

La fresque sentait encore la peinture quand le premier est mort. Rien de mystérieux, pour l’instant – un cygne solitaire avait réussi à grimper jusqu’à la route et s’était fait renverser par une voiture, qui l’avait projeté par-dessus le pont sur la rive sableuse en dessous. Ce samedi soir-là, nous étions venus demander à Crash qu’il nous achète de l’alcool ; nous l’avons trouvé en train de tourner en rond dans un sens puis dans l’autre, sans direction apparente, les jambes inertes, comme d’habitude, ses béquilles sanglées à ses bras. Il baissait la tête comme s’il cherchait un objet tombé à terre. Éploré, il passait le temps en attendant que nous – ou qui que ce soit – creusions un trou, ce que nous avons fait.

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